L’Art français de la guerre, Alexis Jenni

COMMENTAIRES I
Le départ pour le Golfe des spahis de Valence

La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, écrivit-on pour dire l’absence de cette guerre dans nos esprits. Il eût mieux valu qu’elle n’ait pas lieu, pour tous ceux qui moururent dont on ne connaîtra jamais le nombre ni le nom. Lors de cette guerre on écrasa les Irakiens à coups de savate comme fourmis qui gênent, celles qui vous piquent dans le dos pendant la sieste. Les morts du côté occidental furent peu nombreux, et on les connaît tous, et on sait les circonstances de leur mort, la plupart sont des accidents ou des erreurs de tir. On ne saura jamais le nombre des morts irakiens, ni comment chacun mourut. Comment le saurait-on ? C’est un pays pauvre, ils ne disposent pas d’une mort par personne, ils furent tués en masse. (…) Ils sont morts en gros, on n’en retrouvera rien. Leur nom n’a pas été gardé. Dans cette guerre, il meurt comme il pleut, le « il » désignant l’état des choses, un processus de la Nature auquel on ne peut rien ; et il tue aussi, car aucun des acteurs de cette tuerie de masse ne vit qui il avait tué ni comment il le tuait. Les cadavres étaient loin, tout u bout de la trajectoire des missiles, tout en bas sous l’aile des avions qui déjà étaient partis. Ce fut une guerre propre qui ne laissa pas de tâches sur les mains des tueurs. Il n’y eut pas vraiment d’atrocités, juste le gros malheur de la guerre, perfectionné par la recherche et l’industrie.

Paul Teitgen était secrétaire général de la police, à la préfecture du département d’Alger. Il fut l’adjoint civil du général des parachutistes. Il fut l’ombre muette, on lui demandait juste d’acquiescer. Même pas d’acquiescer : on lui demandait juste rien. Mais lui, demanda.
Il obtint, Paul Teitgen — et ceci lui vaudrait une statue —, que les parachutistes signent avec lui, pour chacun des hommes qu’ils arrêtaient, une assignation à résidence. Il dut en user, des stylos ! (…)
Il les signait, en gardait copie, chacune portait un nom. Un colonel venait lui faire ses comptes. Quand il avait détaillé les relâchés, les internés, les évadés, Paul Teitgen pointait la différence entre ces chiffres-là et la liste nominative qu’il consultait en même temps. « Et ceux-là ? » disait-il, et il pouvait donner un nombre, et des noms ; et le colonel qui n’aimait pas ça lui répondait chaque jour en haussant les épaules : « Et bien ceux-là, ils ont disparu, voilà tout. » Et il levait la réunion.
Paul Teitgen dans l’ombre comptait les morts.

COMMENTAIRES III
Une prescription d’antalgiques à la pharmacie de nuit

Mon grand-père parlait sous un couteau. Il s’asseyait sur son fauteuil de velours bleu, situé dans l’angle du salon. D’un côté de l’angle pendait au mur un couteau dans sa gaine. Il oscillait parfois aux courants d’air sans jamais faire de bruit. On l’avait décroché devant moi, et on en avait sorti la lame du fourreau de cuir usé. Sur la lame des incrustations rouges pouvaient être de la rouille ou du sang. On laissait le doute, on riait de moi. On évoqua un jour du sang de gazelle, et on rit d’avantage. Sur l’autre mur pendait un grand dessin encadré, qui montrait une ville que je n’ai jamais pu situer. Les maisons étaient courbes, les passants voilés, les rues encombrées d’auvents de toile : on confondait les formes. Ce dessin je m’en souviens comme d’une odeur, et je n’ai jamais su à quel continent on pouvait l’attribuer.

(…) Le récit racial n’est jamais loin du délire. Personne n’osait commenter, tous regardait ailleurs, moi je regardais d’en bas, silencieux comme toujours assis sur un tabouret à ma taille. Dans l’air confit du salon d’hiver il déroulait d’un ton gourmand son théâtre des races, et il nous fixait, tour à tour, voyant à travers nous, entre nous, l’affrontement sans fin de figures anciennes.
Je ne sais pas de quel peuple je descends. Mais peu importe, n’est-ce pas ? Car il n’est pas de race. N’est-ce pas ? Elles n’existent pas ces figures qui se battent. Notre vie est bien plus paisible. N’est-ce pas ? Nous sommes bien tous les mêmes. N’est-ce pas ? Ne vivons-nous pas ensemble ? N’est-ce pas ? Répondez-moi.

ROMAN III
L’arrivée à temps du convoi de zouaves portés

Salagnon épuisé se coucha dans l’herbe, au-dessus de lui flottaient de gros nuages bien dessinés. Ils se tenaient en l’air avec une majesté de montagne, avec le détachement de la neige posée sur un sommet. Comment autant d’eau peut donc rester dans l’air ? se demanda-t-il. Couché sur le dos, attentif au reflux qui parcourait ses membres, il n’avait pas de meilleure question à se poser. Il se rendait compte maintenant qu’il avait eu peur ; mais si peur que plus jamais il n’aurait peur. L’organe qui le lui permettait avait été brisé d’un coup, et emporté.

inhumains comme des volontés ; anguleux comme des raisonnements indiscutables.

COMMENTAIRES IV
Ici et là-bas

Ils sont fascinants ces tableaux : leur laideur n’appartient à personne, ni à ceux qui les font, ni à ceux qui les regardent. Cela repose tout le monde. J’ai été bien trop présent toute ma vie, j’ai été trop là ; j’en suis fatigué.

ROMAN IV
Les premières fois, et ce qui s’ensuivit

Nous avons connu le pire, alors nous cherchons un monde meilleur. Nous ne reviendrons pas en arrière.

COMMENTAIRES VI
Je la voyais depuis toujours, mais jamais je n’aurais osé lui parler

Et ensuite ?
— Rien. Les choses allèrent d’elles-mêmes leur cours sinistre. Je survécus à tout ; ce fut le principal événement digne d’être rapporté. Quelque chose me protégeait. On mourrait autour de moi, je survivais. Le petit bouddha qui ne me quittait pas devait absorber toute la chance disponible autour de moi et me la communiquer ; ceux qui s’approchaient de moi mouraient, et pas moi.
Regarde, me dit-il. Je l’ai encore.

Je ne connais rien aux enfants. J’avais passé des mois à peindre avec un homme qui me relatait de telles choses que je devais rentrer à pied pour sécher. Il aurait fallu que je me lave après l’avoir entendu, j’aurais préféré ne rien entendre. Mais ne rien entendre ne fait pas disparaître : ce qui est là agit dans le silence, comme une gravitation.

Voilà l’échec, voilà le malheur : être bloqué à ce moment-là du temps. Être effrayé de ce qui a été fait, avoir peur de ce qui se prépare, être agacé par ce qui s’agite, et rester là ; et penser que là est tout.

Pourquoi tu es triste ?
— Je pense à la mort. À tous les morts laissés derrière nous.
Il me regardait, il hocha la tête, bouche ouverte, et les vapeurs de son souffle l’environnaient.
« Tu ne peux pas vivre si tu ne penses pas à la mort. »
Et il repartit en courant, jouer, hurler avec les autres sur des balançoires à ressort, courir en rond tous ensemble sur les tapis en caoutchouc qui rendent toutes les chutes anodines.
Merde. Il ne doit pas avoir plus de quatre ans et il vient me dire ça. Je ne suis pas sûr qu’il l’ait voulu, je ne suis pas sûr qu’il comprenne ce qu’il dit, mais il l’a dit, il l’a prononcé devant moi. L’enfant ne parle peut-être pas, mais il dit ; la parole passe à travers l’enfant sans qu’il s’en aperçoive. Par les vertus de la langue, nous nous comprenons. Entrelacés.

Extraits de L’Art français de la guerre, Alexis Jenni, Gallimard 2011.